1.2.2 Pensée scientifique et attitude idéologique

Notre connaissance du monde ne dépend pas que de nos techniques d'observation, à la limite toujours perfectibles. Il y a plus profond. Continuellement, nous évaluons les évènements qui surviennent par la pensée. En permanence nous les relions par des concepts pour les comprendre. Machinalement, nous les traduisons en langage pour leur chercher un sens, comme si la réalité n'était qu'une série de phrases. "Ce faisant, nous mélangeons continuellement deux dimensions distinctes: celle de nos pensées et celle de la réalité. Ce mélange provoque dans notre appréhension du monde des confusions lourdes de conséquences" [1]. La connaissance scientifique et ses lois restent du domaine du langage, même aussi rigoureux que le langage mathématique. Elles présentent toutes les limitations du langage, comme l'a si bien démontré Wittgenstein [2]. Nous n’avons pas d’accès direct au réel, mais seulement à notre représentation mentale de celui-ci. Définir un phénomène comme l'infarctus, par exemple, c'est l'isoler de la réalité et le transformer en concept par la pensée; après ce processus premier, on n'est plus que dans un jeu de langage, ou devant un écran qui masque le réel.
 
La pensée scientifique s'est construite contre les croyances religieuses, mais l'attachement et le respect que l'Occident affiche vis-à-vis des théories scientifiques relèvent d'une attitude elle-même religieuse. Lorsque on ne fait confiance – mais une confiance absolue – qu'aux études randomisées ou à une evidence-based medicine, on manque soi-même de jugement et de rigueur, et on s'ampute d'une partie de la réalité qui ne rentre pas dans ce cadre [8]. Que la croyance dans la science devienne elle-même une attitude idéologique se remarque à la foi avec laquelle on adopte les dernières publications, pour autant qu'elles restent dans le cadre d'une certaine convention bien établie et jouissent de la caution d'un journal à haut facteur d'impact. Les propositions qui en découlent deviennent rapidement des dogmes, que quelques thuriféraires se chargent de faire respecter sous la menace d'une nouvelle Inquisition. Tout semble confirmer les données; c'est une période d'euphorie. Et lorsque les conclusions sont mises en doute ou démenties par la suite, on développe le même enthousiasme pour condamner ce que l'on avait adoré. Une enquête menée sur dix ans de publications dans le New England Journal of Medicine a révélé que le 60% des 1'344 études concernant le domaine de la thérapeutique médicale proposaient le contraire de ce qui avait été précédemment admis ou n'apportaient pas de conclusions valables, et que le 40% des 363 articles testant les pratiques considérées comme standards concluaient qu'elles n'étaient pas supérieures à des thérapies plus simples et moins onéreuses [5]. Ces allers-retours sont d'autant plus amples et plus rapides que le domaine est plus en vogue [3].
 
Dans une investigation, on pose une question dont on espère trouver la réponse, par exemple, telle substance est-elle plus efficace qu'un placebo contre telle affection dans telles circonstances ? Mais le simple fait de poser une question en certains termes conditionne la réponse que l'on obtiendra, même en l'absence de toute ingérence extérieure. La construction de l'étude est en elle-même un biais fondamental qui influencera inévitablement les résultats, en les transformant pour une part en une mesure très précise mais du biais original. A cela s'ajoute un autre biais: plus le thème fait partie d'un domaine chaud et plus les intérêts économiques sont élevés, moins les résultats ont de chance d'être justes [3]. De plus, la minutie avec laquelle on épie un évènement que l'on observe va elle-même introduire un nouvel élément, appelé effet Hawthorne: l'observation méticuleuse d'un phénomène modifie sa probabilité d'existence, parce que des événements sans portée sont pris en compte alors qu'ils passent inaperçus en temps normal. Dans une étude contrôlée et randomisée, on induit ce que l'on recherche à cause de la rigueur du canevas, du choix précis des observations, et du recrutement très sélectif des patients ; il arrive que moins de 10% des candidats potentiels soit retenus pour l’étude [4]. Dans un essai thérapeutique, les malades sont observés et impliqués personnellement avec bien plus de contrainte que dans le suivi habituel ; ils n’oublient aucune dose, ne manquent aucun contrôle et ne sont jamais perdus de vue. Dans la période périopératoire, la méticulosité du monitorage peut avoir autant d’impact que l’effet du médicament observé. Ainsi les premières publications sur un phénomène donnent en général des résultats extraordinaires. Par la suite, ceux qui veulent répéter les expériences et aborder le problème sous un autre angle ou dans le monde réel de la pratique quotidienne obtiennent le plus souvent des résultats moins flamboyants. Finalement, l'élément peut même être abandonné parce qu'invalide ou parce que ses défauts sont supérieurs à ses bénéfices. De nombreux médicaments et de nombreuses techniques ont subi cette séquence: l'atropine en prémédication, le thiopental dans la réanimation cardio-pulmonaire, l'aprotinine en chirurgie cardiaque, le circuit de Bain en ventilation, etc. Peut-être le préconditionnement, les ß-bloqueurs et les antiplaquettaires en prophylaxie de l'ischémie périopératoire subiront-ils un jour le même sort….
 
En clinique, la validité d'une conclusion est prouvée en dernier ressort par l'introduction de modifications thérapeutiques qui améliorent considérablement la qualité des prestations offertes aux patients. Le fait que ces améliorations soient significatives sera prouvé à son tour par des études de contrôle de qualité sur le devenir des malades. Celles-ci sont encore peu nombreuses en anesthésiologie et n'apportent pas toujours des réponses assez claires pour pouvoir établir un consensus réel sur le sujet en question. Celles qui existent donnent souvent des résultats équivoques. La cause n'est pas forcément leur taille trop faible, car plus les études sont vastes plus les résultats ont de chance d'être le résultat de biais importants [3].
 
Quand on survole la littérature médicale de ces vingt dernières années, on a l'impression attristante que le degré de signification des résultats est de plus en plus faible. La bithérapie antiplaquettaire par exemple, universellement considérée comme obligatoire dans la prévention secondaire des risques cardiovasculaires, n'améliore le pronostic des patients que de 20-30%. C'est toujours ça, certes, mais c'est peu par rapport aux sommes colossales investies dans la recherche et dans le coût des traitements. Or on modifie toute la prise en charge d'une maladie au nom d'une étude dont le gain par rapport au placebo est de l'ordre de 25% (hazard ratio 0.25) dans des conditions expérimentales idéales. Il n'est guère surprenant que la moitié des thérapies testées ces dix dernières années ne soit pas meilleure que des traitements plus simples et moins onéreux [5], et que le 45% des interventions thérapeutiques proposées ne devrait pas être appliqué en clinique au vu de la faiblesse des preuves; au sein des études dont les conclusions débouchent sur un bénéfice probable, seuls 2% ont des résultats suffisamment nets pour ne pas justifier des investigations supplémentaires [7]. Quant aux recommandations publiées en cardiologie (ACC/AHA Guidelines), elles reposent pour 48% d'entre elles sur un degré d'évidence C seulement (voir Figure 1.10) [6].

Contrôlée par les commissions éditoriales des grands journaux, soutenue directement ou indirectement par l'industrie, et devenue le passage obligé de toute prétention académique, la recherche clinique a de moins en moins de chance d'accoucher d'idées neuves et de trouvailles révolutionnaires, tant elle ronronne en vase clos au sein d'un establishment intellectuel ligoté par les conventions. Les conflits d'intérêt ne sont pas le seul fait de l'industrie ou de la politique académique; ils existent déjà dans la foi du chercheur pour sa propre théorie et dans les présupposés rationnels du paradigme scientifique.   
 
 
Science et idéologie

La croyance dans la suprématie du paradigme scientifique relève de l'idéologie et non de la pensée scientifique, qui est fondée sur le doute et la remise en question. La pensée médicale s'est installée dans un mode rationnel basé sur des évidences mécanistes et statistiques obtenues à partir d'études randomisées et contrôlées. Ces études sont par nature des expériences isolées de leur contexte, dont les réponses dépendent de la manière dont les questions sont posées. Bien que la méthodologie soit rigoureuse, les résultats sont le plus souvent peu significatifs, au point que 45% des interventions thérapeutiques proposées ne devraient pas être appliquées vu la faiblesse des preuves et que seuls 2% des résultats sont suffisamment tranchés pour ne pas justifier des investigations complémentaires. 
 


© CHASSOT PG  Avril 2007 Mise à jour Janvier 2012, Juillet 2017


Références
 
  1. GALATIS A. L'indicible. Paris: Editions Accarias L'Originel, 1997, p 5
  2. HADOT P. Wittgenstein et les limites du langage. Paris: Librairie Philosophique J.Vrin, 2005,126 pages
  3. IOANNIDIS JPA. Why most published research findings are false. PLoS Med 2005; 2:e124
  4. POLDERMANS D, BOERSMA E, BAX JJ, et al. The effect of bisoprolol on perioperative mortality and myocardial infarction in high-risk patients undergoing vascular surgery. N Engl J Med 1999; 341:1789-94
  5. PRASAD V, VANDROSS A, TOOMEY C, et al. A decade of reversal: an analysis of 146 contradicted medical practices. Mayo Clin Proc 2013; 88:790-8
  6. TRICOCI P, ALLEN JM, KRAMER JM, et al. Scientific evidence underlying the ACC/AHA clinical practice guidelines. JAMA 2009; 301:831-41
  7. VILLAS BOAS PJ, SPAGNUOLO RS, KAMEGASAWA A, et al. Systematic reviews showed insufficient evidence for clinical practice in 2004: what about 2011? The next appeal for the evidence-based medicine age. J Eval Clin Pract 2013; 19:633-7
  8. WALLACE BA. The taboo of subjectivity. Oxford: Oxford University Press, 2000, 218 p