7.3.7 Bilan hydrique et métabolique

Outre le volume d'amorçage (800-1500 mL), la CEC nécessite l'administration d'environ 500 mL supplémentaire par heure. Si l'on n'utilise pas d'hémofiltration, le résultat est un bilan hydrique très positif en fin d'intervention, quelle que soit la diurèse. En effet, on assiste à une accumulation de liquide intersticiel due à plusieurs phénomènes: la pression oncotique est diminuée, la perméabilité des membranes est augmentée (syndrome inflammatoire, ischémie), le drainage veineux peut être mauvais, le drainage lymphatique est absent lorsque le flux est dépulsé. Cela se traduit notamment par une altération des échanges gazeux pulmonaires. Si la ventilation avec PEEP ne suffit pas à les rétablir, l'administratrion de furosemide est nécessaire. Mais cette hémodilution est un facteur aggravant pour tous les organes, au point qu'un Ht inférieur à 23% s'est avéré être un facteur prédictif indépendant de morbi-mortalité postopératoire [7,18]. Lorsque l'Ht chute en dessous de 30%, l'hémodilution tend à augmenter les saignements, à diluer le fibrinogène et à déterminer un état hypocoagulable au thromboélastogramme [17]. La fonction rénale s’aggrave linéairement avec la baisse de l’hémoglobine lorsque l’hématocrite est inférieur à 30% [20]. Les séquelles neurologiques augmentent clairement lorsque l'Ht passe sous la barre de 26% [6]. 

Trois électrolytes sont couramment perturbés après une CEC et doivent être corrigés s'ils sont associés à des manifestations cliniques.
 
  • Hyperkaliémie (≥ 5 mmol/L); elle est liée à la cardioplégie et justifie une administration de Ca2+; en l'absence d'insuffisance rénale, elle se corrige spontanément.
  • Hypocalcémie (< 1 mmol/L); il est impératif de maintenir la normocalcémie en cas d'hémorragie et d'administration de facteurs de coagulation ou de transfusion. Mais le calcium n'a pas d'effet inotrope significatif et son administration est inutile en cas de normocalcémie et de normokaliémie; elle peut même déclencher des spasmes artériels (greffon mammaire).
  • Hypomagnésémie (< 0.8 mmol/L); elle est très fréquente après CEC et peut être associée à des arythmies. Une perfusion de MgCl2 est prescrite de routine pour toute CEC dans certains centres.
Le lactate est fréquemment modifié en sortant de CEC. Son taux est lié au métabolisme cellulaire. Il augmente dans plusieurs circonstances: baisse du transport d'O2 (bas débit, basse pression, Ht bas) ou de son utilisation (sepsis, peut-être CEC), production augmentée par certains organes (ischémie digestive, hépatique, myocardique, ischémie du membre inférieur lors de canulation fémorale) ou certains médicaments (adrénaline, stimulants β2), apport excessif par des solutés contenant du lactate (Ringer, Lactasol) [1]. Une élévation modérée (2-4 mmol/L) ou sévère (> 4 mmol/L) est associée à la durée de la CEC, à la complexité de la chirurgie, à l'insuffisance rénale et à l'anémie aiguë; elle est corrélée à la morbi-mortalité postopératoire [9,12]. Toutefois, l'augmentation du lactate est d'origine multifactorielle et a une valeur pronostique limitée, alors que sa normalité (< 2 mmol/L) a une forte valeur prédictive pour l'absence de complication [1]. La découverte d'une hyperlactatémie doit déclencher la recherche des causes possibles d'un DO2 trop bas ou d'une ischémie organique.
 
La CEC provoque une violente réaction de stress. Après les grandes brûlures, c'est la situation qui est ressentie comme la plus stimulante par l'organisme: augmentation des catécholamines endogènes (4 à 15 fois la norme), du cortisol, de l'ACTH, de l'ADH, du glucagon et de l'hormone de croissance. La cause en est l'hypothermie, la dépulsation du flux, et les réflexes sympathiques déclenchés par l'exclusion du coeur de la circulation. Les catécholamines sont normalement métabolisées dans les poumons. En CEC, ces derniers sont exclus de la circulation, ce qui contribue à l'élévation des taux sériques de ces dernières. La stimulation du système rénine-angiotensine conduit à une augmentation des résistances artérielles systémiques et à une rétention d'eau et de sodium. Elle induit également une diminution des réactions de défense immunologiques, aussi bien de la lignée humorale que cellulaire [5].
 
Ce stress métabolique induit une hyperglycémie prononcée. Au cours d'une intervention cardiaque, la régulation de la glycémie suit une évolution particulière en relation avec la CEC (voir Chapitre 21 Diabète) [2].
 
  • Hyperglycémie marquée (10-12 mmol/L) pendant la CEC normothermique (> 35°C); la glycémie augmente de manière quasi linéaire avec la durée de la CEC. Plusieurs phénomènes sont en jeu: hypersécrétion des hormones de stress, libération d'activateurs inflammatoires, épargne glucidique créée par l'élévation des acides gras libres liée à l'administration d'héparine; en effet, celle-ci active les lipoprotéine-lipases et augmente le taux d'acides gras libres en occupant leur place sur les protéines circulantes [4]. 
  • En hypothermie (28-32°C), l'insulinémie s'abaisse comparativement à la période normothermique (tendance vers l'hyperglycémie), mais le métabolisme cellulaire est inhibé (tendance vers l'hypoglycémie), donc la consommation des éléments est diminuée, les besoins en insuline sont moindres et la résistance apparente à cette dernière est augmentée. Globalement, il est prudent d'interrompre la perfusion d'insuline nécessaire au maintien de la normoglycémie pendant la phase hypothermique à cause du risque d’hypoglycémie.
  • Lors du réchauffement, la glycémie s'élève significativement et le métabolisme se réactive; bien qu'elle augmente aussi, la sécrétion d'insuline reste cependant inadéquate pour ramener le glucose à des valeurs normales; le besoin est augmenté jusqu'à six fois pendant cette période. Il est donc logique de reprendre la perfusion d'insuline.
  • L'inhibition de la sécrétion spontanée d'insuline pendant la CEC, en normothermie comme en hypothermie est plus marquée lors de flux non-pulsatile que lors de flux pulsé; elle s'atténue progressivement après la CEC, mais se prolonge pendant 48 heures. A la sécrétion inadéquate d'insuline face à l'hyperglycémie s'ajoute une résistance périphérique accrue.
  • Le manque d’insuline entraîne non seulement une hyperglycémie, mais encore une protéolyse, une lipolyse et une acétonémie caractérisées par une acidose (pH < 7.3), des bicarbonates < 15 mmol/L et un trou anionique > 10 [16].
  • L'utilisation de catécholamines exogènes potentialise l'hyperglycémie.
  • Ces phénomènes sont d'autant plus prononcés que les perfusats et les solutions d'amorçage contiennent du glucose ou du lactate.
Le maintien de la glycémie dans des limites stables (6-10 mmol/L) est capital, car le risque de complications cardiaques après CEC augmente de 17% pour chaque unité au dessus de 6.1 mmol/L de glycémie [13]. Il est sept fois plus important chez les patients dont le contrôle peropératoire de la glycémie est inadéquat (glycémie > 11 mmol/L) [15]. Chez les patients diabétiques comme chez les non-diabétiques, des glycémies persistant à > 14 mmol/L (250 mg/dL) quadruplent la mortalité (OR 3.9), triplent l’incidence d’infarctus (OR 2.7) et doublent les complications pulmonaires et rénales (OR 2.3) par rapport au maintien de la glycémie < 11 mmol/L (200 mg/dL) [3] (voir Chapitre 21 Contrôle perop de la glycémie). Sous anesthésie générale, cependant, l’hypoglycémie est un danger immédiat plus grave que l’hyperglycémie, car elle passe inaperçue entre deux échantillonnages de sang. Seules des glycémies fréquentes (toutes les 30-60 minutes) permettent de s’en prémunir. Basées sur l’expérience de ces dix dernières années, les recommandations actuelles pour la chirurgie cardiaque en CEC sont donc les suivantes [8,10,11,14,18,21].
 
  • Les patients diabétiques doivent bénéficier d’une perfusion continue d’insuline basée sur leur consommation journalière pour maintenir leur glycémie en permanence < 10 mmol/L; le contrôle doit être d'autant plus strict que la glycémie du patient est mieux réglée dans son quotidien.
  • Chez les patients non-diabétiques, un traitement par insuline devient nécessaire lorsque la glycémie se maintient > 10 mmol/L; la tolérance est plus faible que chez un diabétique coutumier de dérèglements hyperglycémiques.
  • En salle d’opération, une glycémie maintenue entre 8.0 et 10 mmol/L (140-180 mg/dL) est optimale.
  • Un malade endormi incapable de signaler son malaise courre un risque élevé d'hypoglycémie dangereuse dès que sa glycémie voisine 4 mmol/L. 
Pour les modalités d'application, voir Chapitre 21 Anesthésie du patient diabétique.
 
Le turn-over des récepteurs β myocardiques, qui est de 8-12 heures, est freiné en CEC. De ce fait, les malades sont relativement dépourvus de récepteurs β lors du sevrage, ce qui altère l'efficacité des catécholamines à effet béta [19]. Cette modification prend son importance chez les patients en insuffisance ventriculaire chronique, qui ont déjà une diminution du taux de récepteurs β par rapport aux récepteurs α.
 
 
 
 Bilan hydrique et métabolique
En fin de CEC, le patient est couramment dans une situation non-physiologique:
    - Bilan hydrique très positif
    - Rétention de Na+ et d’eau
    - Hyperkaliémie (cardioplégie), hypocalcémie, hypomagnésémie
    - Augmentation des hormones de stress et activation du système rénine-angiotensine
    - Augmentation des catécholamines (adrénaline, nor-adrénaline)
    - Hyperglycémie (résistance à l’insuline en hypothermie)
    - Baisse de concentration des récepteurs β intramyocardiques
 
Maintien strict de la glycémie entre 6 et 10 mmol/L chez les diabétiques et chez les non-diabétiques avec une perfusion continue d’insuline. Chez les diabétiques, la perfusion est basée sur les besoins quotidiens du patient; chez les non-diabétiques, démarrer l’insuline dès que la glycémie est > 10 mmol/L.


© CHASSOT PG, GRONCHI F, Avril 2008, dernière mise à jour, Avril 2018
 
 
Références
 
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  5. DAVIS RF, THOMPSON J. Technology, pathophysiology and pharmacology of cardiopulmonary bypass. In: THYS DM, et al Eds. Textbook of cardiothoracic anesthesiology. New York, McGraw-Hill Co, 2001,354-75 
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