8.3.3 Inhibiteurs directs de la thrombine

Il en existe deux catégories bien distinctes: les inhibiteurs intraveineux qui sont des alternatives possibles à l’héparine en cas de thrombocytopénie induite par cette dernière (HIT, heparin-induced thrombocytopenia), et les inhibiteurs oraux qui sont des alternatives aux agents anti-vitamine K. A l'exception du dabigatran, il n’existe pas encore d’antagoniste pour ces substances (voir Tableaux 8.1, 8.2, 8.3, 8.11 et 8.12).
 
Agents intraveineux
 
L’hirudine est une substance isolée de la salive des sangsues, Elle se lie à la thrombine au niveau du site de fixation de la fibrine et forme avec la thrombine un complexe irréversible. Elle n’est plus utilisée en clinique mais est remplacée par des préparations recombinantes ou synthétiques, essentiellement utilisées dans la thrombocytopénie induite par l’héparine (dosages particuliers pour la CEC: voir HIT) [1,5,10,14]. Ces substances inhibent aussi bien la thrombine circulante que la thrombine liée à la fibrine, alors que l'héparine n'a pas d'impact sur cette dernière.
 
  • Bivalirudine (Angiox®) : inhibiteur synthétique et réversible de la thrombine ne générant ni anticorps ni thrombocytopénie. Effet dose-dépendant, obtenu en 2-10 minutes. Demi-vie : 25 min ; excrétion rénale. Dosage en cas de HIT : 0.15-2.0 mg/kg/h sans bolus. Le plus facile à manipuler pour la CEC. Dans le cadre de la PCI: perfusion 1.75 mg/kg/h jusqu'à 4 heures après la procédure, risque hémorragique diminué par rapport à l'héparine [8]. Test pour mesurer l'effet: temps d'écarine (ECT); moins fiables: ACT, PTT.
  • Argatroban (Argatroban Injection®) : petite molécule synthétique qui se lie sélectivement et réversiblement à la thrombine. Demi-vie : 40-50 minutes ; excrétion rénale minime et métabolisme majoritairement hépatique. Dosage en cas de HIT : 2.0 mcg/kg/min sans bolus ; diminuer à 0.5-1.2 mcg/kg/min en cas d’hépatopathie ou après chirurgie cardiaque. Retour à une coagulation normale 2-4 heures après l’arrêt de la perfusion.
  • Danaparoïde sodique (Orgaran®) : mélange d’héparine, de sulfate de chondroïtine et de dermatane. Demi-vie de 7 heures pour l’activité anti-IIa et de 25 heures pour l’activité anti-Xa; élimination rénale. Dosage en cas de HIT : bolus 2'250 U, puis perfusion 400 U/H pour 4 heures, 300 U/h pour 4 heures et maintien avec 150-200 U/h. 
  • Désirudine (Iprivask®) : forme recombinante de l’hirudine, inhibiteur spécifique de la thrombine. Demi-vie d’élimination : 2-3 heures (voie rénale). En usage clinique pour la prophylaxie antithrombotique postopératoire (5-15 mg/j), expérience limitée en cas de HIT (15-30 mg/12h). Administration sous-cutanée selon l’aPTT. Pas utilisable pour la CEC.
  • Lépirudine (Refludan®) : forme recombinante de l’hirudine qui provoque une inhibition irréversible de la thrombine. Demi-vie sérique de 10 min, demi-vie d’élimination 1-1.5 heure. Elle est contre-indiquée en cas d’insuffisance rénale. La meilleure surveillance est l’ECT (temps de coagulation par l’écarine du sang total citraté). La production de lépirudine a été abandonnée en 2012 pour des motifs commerciaux.
 
Agents per os: dabigatran (Pradaxa®)
 
L’étexilate de dabigatran (Pradaxa®) est la forme orale absorbable du dabigatran ; sa biodisponibilité est de 6.5%. C’est un inhibiteur compétitif direct de la thrombine, qui est actif sur la thrombine circulante et sur la thrombine fixée dans le caillot. Le pic de concentration est atteint en 1.5-3 heures. La demi-vie est de 9-11 heures chez le jeune et de 13-17 heures chez la personne âgée [4]; elle dépasse 28 heures lorsque la clairance de la créatinine est < 30 mL/min [2]; le dabigatran est contre-indiqué dans l'insuffisance rénale. Les malades âgés de > 75 ans et ceux dont la Clcréat est de 30-50 mL/min doivent recevoir une demi-dose. La liaison protéique est modeste (35% de la substance circulante). Le dabigatran est rapidement métabolisé par des estérases sériques non-spécifiques; les résidus sont excrétés par voie rénale. Le médicament n’est pas recommandé lorsque la clairance de la créatinine est inférieure à 30 mL/min, ni en cas d’insuffisance hépatique ou de grossesse [2]. Il est également contre-indiqué en association avec les anti-VIH, l’amiodarone, le verapamil, la rifampicine, les conazoles, la ciclosporine et le tacrolimus [3,12,13]. Il existe un antidote spécifique pour le dabigatran: l'idarucizumab (Praxbind®) est un anticorps monoclonal commercialisé depuis fin 2015; par voie intraveineuse, il a une activité rapide et une durée d’action de 6 heures (voir Antagonisme). D'autre part, une hémodialyse peut retirer environ 40-68% de la substance en 4 heures [11]. Le dabigatran présente une tendance significative (OR 1.33) à augmenter l’incidence d’infarctus myocardique par rapport aux AVK [9,12].
 
En préopératoire, il est recommandé d’interrompre le dabigatran 48 heures, et de préférence > 48 heures avant des interventions très hémorragiques. Si la clairance de la créatinine est < 50 mL/min, le délai est porté à 3-4 jours pour les opérations standards et à ≥ 4 jours pour les opérations à haut risque de saignement [7,11]. Il est judicieux de contrôler l’effet résituel par un temps de thrombine (TT) 6-12 heures avant la chirurgie.
 
Les tests de coagulation sont différemment affectés par le dabigatran (150 mg, 2 fois par jour) [2,6,9,11,15,19].  
 
  • Le TT est hypersensible au dabigatran; un TT normal exclut la présence de dabigatran. Cet excès de sensibilité est corrigé par le TT dilué (dTT) et calibré pour le dabigatran (Hemoclot™), qui permet une détermination quantitative avec une excellente corrélation au taux plasmatique (r2 = 0.92-0.99) [6].
  • Le temps d’écarine (ECT, ecarin clotting time > 5) mesure l’activité de la thrombine par le biais d’un dérivé du venin de vipère ; il est approprié pour l'évaluation quantitative du dabigatran car sa corrélation avec le taux sérique est excellente (r2 = 0.92-1.0) [6].
  • Le TCA (temps de céphaline activée) fournit une indication approximative de l’effet anticoagulant du dabigatran, mais sa sensibilité est limitée.
  • Le TP et l’INR sont modifiés de manière non prédictible (x 1.5-1.9) ; ils ne sont pas utilisables pour l’évaluation de l’effet anticoagulatoire du dabigatran. 
  • L'aPTT est sensible au dabigatran, mais de manière non-linéaire; il permet de déterminer la probable présence ou absence d’effet anticoagulatoire, mais non une quantification. Un effet résiduel de la substance est possible même si l'aPTT est normal.
Les indications cliniques reconnues du dabigatran sont les suivantes [2,4,9,16,17,18].
 
  • Prophylaxie périopératoire de la thrombose veineuse profonde (150-220 mg/j);
  • Traitement de la thrombose veineuse aiguë (150 mg 2x/j) ;
  • Prévention de l’embolie systémique (AVC) en cas de fibrillation auriculaire non-valvulaire (150 mg 2x/j) ;
  • Le dosage est divisé de moitié lorsque la clairance de la créatinine est < 50 mL/min et chez les patients âgés de > 75 ans.
Le ximelagatran, un précurseur oral du melagatran, a été retiré du marché en 2006 à cause de sa toxicité hépatique.
 
 
 Agents anti-thrombine directs
Inhibiteurs parentéraux de la thrombine (alternatives à l’HNF) :
    - Bivalirudine (Angiox®, 0.15-2.0 mg/kg/h), demi-vie : 25 min ; excrétion principalement 
      rénale
    - Argatroban (Argatroban Inject®, 2.0 mcg/kg/min), demi-vie : 1 heure ; excrétion hépatique
    - Danaparoïde (Orgaran®, bolus 2'250 U, puis perfusion 150-200 U/h), demi-vie: 7 heures 
      (anti-IIa) à 25 heures (anti-Xa); élimination rénale
    - Désirudine (Iprivask®, 5-15 mg/j scut), demi-vie: 2-3 heures, élimination  rénale
 
Inhibiteur oral de la thrombine (alternative aux agents anti-vitamine K) : dabigatran (Pradaxa®). Inhibiteur direct, actif sur la thrombine circulante et sur la thrombine fixée dans le caillot. Demi-vie : 9 heures chez le jeune, 13-17 heures chez la personne âgée, > 28 heures en cas d’insuffisance rénale. Le TT est plus sensible au dabigatran que l’aPTT, alors que le TP/INR est prolongé de manière non prédictible. Délai d’interruption préopératoire: minimum 48-72 heures. Dosages:
    - Prophylaxie: 150-220 mg/j
    - Thérapeutique: 150 mg 2x/j
 
A l'exception du dabigatran, ces substances n’ont pas d’antagoniste; antagoniste du dabigatran: idarucizumab (Praxbind®).


© CHASSOT PG, MARCUCCI C, Décembre 2013, dernière mise à jour, Novembre 2018
 
 
Références
 
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  2. AGENO WA, GALLUS AS, WITTKOWSKY A, et al. Oral anticoagulant therapy: Antithrombotic therapy and prevention of thrombosis, 9th ed: American College of Chest Physicians Evidence-Based Clinical Practice Guidelines. Chest 2012; 141 (Suppl 2):e44S-e88S
  3. ARTANG R, ROME E, NIELSEN JD, et al. Meta-analysis of randomized controlled trials on risk of myocardial infarction from the use of oral direct thrombin inhibitor. Am J Cardiol 2013 ; 112:1973-9
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  7. FARAONI D, LEVY JH, ALBALADEJO P, et al. Updates in the perioperative and emergency management of non-vitamin K antagonist oral anticoagulants. Critic Care 2015; 19:203
  8. FRANCHI F, ROLLINI F, ANGIOLILLO DJ. Antithrombotic therapy for patients with STEMI undergoing primary PCI. Nat Rev Cardiol 2017; 14: 361-79
  9. GALANIS T, THOMSON L, PALLADINO M, et al. New oral anticoagulants. J Thromb Thrombolysis 2011; 31:310-20
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  13. HEIDBUCHEL H, VERHAMME P, ALINGS M, et al. European Heart Rythm Association Practical Guide on the use of non-vitamin K antagonist anticoagulants in patients with non-valvular atrial fibrillation. Executive summary. Eur Heart J 2016; doi:10.1093/eurheartj/ehw058
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