7.6.4 Mise en charge

Le sevrage de la CEC est un moment critique qui doit être effectué en synergie entre chirurgien, perfusionniste et anesthésiste. Le plan thérapeutique est discuté et établi à l'avance, de manière à éviter les discussions contradictoires et les pertes de temps au moment où des décisions rapides s'imposent. La communication est de toute première importance. Toutes les manœuvres se font en coordination et chacun annonce à haute voix celles qu'il entreprend (voir Chapitre 4, Sevrage de la CEC). 
 
Le champ opératoire et l'écran de l'ETO offrent une vue directe de la fonction des cavités cardiaques et de leur remplissage.
 
  • Par la sternotomie, on voit l'OD et le VD; ceci permet d'apprécier le rythme cardiaque (rythme synchrone, FA, bloc AV complet), le volume et le degré de distension des cavités droites, et la contractilité de la paroi libre du VD. Le VD est dilaté s'il déborde en hauteur la ligne d'incision du péricarde au niveau du diaphragme. 
  • A l'ETO, on apprécie la fonction globale et segmentaire du VG, le volume des cavités, le degré d'hypo- ou d'hypervolémie, l'éventuelle dilatation ventriculaire et la présence d’une IM ou d’une IT. On mesure les indices fonctionnels du VG et du VD; on contrôle le fonctionnement des valves (prothèses, fuite résiduelle, fuite paravalvulaire). Le flux mitral renseigne sur le rythme (flux E et A ou flux unique) et sur l'efficacité de la contraction auriculaire (importance de la composante A). 
Plus la fonction myocardique est déficiente, plus la mise en charge doit être lente et procéder par étapes, en assistant le coeur à chaque palier de 0.5-1 L/min pendant 5-10 minutes; la durée de cette assistance correspond en général à 10% de la durée du clampage aortique. Toute défaillance doit faire ralentir la cadence et ajuster le soutien inotrope. Toute dilatation ventriculaire droite ou gauche est le signe d'une surcharge excessive. La survenue ou l'aggravation d'une IM ou d'une IT sont d'excellents indices d'une défaillance imminente [2,3]. La mise en charge proprement dite évolue en quatre temps. 
 
  • Le premier temps consiste à freiner le retour veineux au réservoir de la CEC de manière à laisser un certain remplissage dans l'OD. Ce volume va être éjecté par le VD et servir de précharge au VG. Le débit cardiaque augmente au fur et à mesure que sa précharge s'élève (augmentation progressive de la PVC et de la PAPO). L'ETO est un meilleur guide du remplissage gauche que la PAPO, parce que le ventricule souffre d'une certaine dysfonction diastolique après la CEC (œdème myocardique, cardioplégie, manipulations mécaniques); dans ces conditions, le même volume de remplissage correspond à une pression plus élevée. L'ETO renseigne également sur la taille des ventricules, leur fonction et la performance des valves. 
  • Le deuxième temps consiste à diminuer progressivement le débit de la CEC par la canule aortique de 0.5 à 1.0 L/min par minute. La PVC et la PAPO doivent rester à leurs valeurs normales; leur élévation signe une inadéquation entre le remplissage et la fonction ventriculaire. 
  • Lorsque l'hémodynamique est stable (PAsyst 80-100 mmHg, PAP normale) alors que la pompe n'est plus qu'à 1.0 L/min depuis au moins 1 minute, le perfusionniste interrompt la pompe et clampe les canules veineuse et artérielle. 
  • Si la situation reste stable (PAsyst > 90 mmHg, IC > 2.0 L/min/m2, image ETO satisfaisante), on enlève la(les) canule(s) veineuse(s) de l'OD. La décanulation artérielle a lieu après la première moitié de la protamine (voir Administration de protamine). 
La forme de la courbe artérielle renseigne sur l'augmentation progressive de la prise en charge du débit par le coeur; elle renseigne également sur la fonction inotrope (dP/dt) et la volémie (surface sous la courbe) (Figure 7.46 et Figure 7.47). 

 
Figure 7.46 : Illustration schématique de la courbe artérielle lors de la mise en charge. Au début, la débit est assuré par la CEC, le coeur ne fait apparaître que quelques augmentations systoliques. Lorsque le retour veineux vers la machine est freiné, la précharge du ventricule augmente, ce qui lui permet de commencer à éjecter. Au fur et à mesure que le débit de la pompe diminue, le coeur assure une part grandissante du débit cardiaque, jusqu'à l'arrêt complet de la pompe de CEC. DC: débit cardiaque.
 

Figure 7.47 : Illustrations schématiques de la courbe de pression artérielle dans différentes circonstances. Le trait bleu est la pente ascentionnelle de la courbe de pression, qui est proportionnelle au dP/dt ventriculaire. En hypovolémie, la courbe est étroite et pointue ; la surface sous la courbe, qui est proportionnelle au volume systolique, est très faible. En cas de dysfonctioin ventriculaire, la pente ascentionnelle est faible, la courbe est arrondie et aplatie. Ces données analogiques sont indépendantes de la valeur de pression mesurée. Elles sont plus apparentes sur une courbe d'artère fémorale que d'artère radiale. Il va sans dire que ces morphologies ne sont visibles sur le scope que si l'amplification est correcte.
 
La pression mesurée dans le cathéter artériel radial peut être très inférieure à la pression artérielle aortique. La pulsatilité de la courbe y est fréquemment plus faible. La valeur affichée de la radiale, qui est une artère périphérique musculaire, peut être 25-50% plus basse que celle de l'artère fémorale, qui est une artère centrale élastique (gradient > 25 mmHg sur la pression systolique et > 10 mmHg sur la pression moyenne). Ce phénomène survient dans 33-45% des cas, principalement chez les patients de petite taille, après une CEC hypothermique (< 32°C) ou un long clampage aortique, et lors d'utilisation de vasoconstricteurs artériels [1,4]. Le cathéter fémoral donne des renseignements beaucoup plus fiables dans ces conditions hémodynamiques particulières (Figure 7.48). 


Figure 7.48 : Passage d'un enregistrement de la courbe artérielle dans l'artère fémorale à celui dans l'artère radiale. Une chute de la valeur de > 40% s'explique par l'intense vasoconstriction artérielle périphérique après hypothermie profonde. L'artère fémorale, qui est une artère élastique au même titre que l'aorte, n'est pas influencée par ce phénomène propre aux artères musculaires. Echelle en mmHg.
 
Il n'est pas rare que le segment ST présente des élévations soudaines. Elles relèvent de plusieurs étiologies et impliquent différents traitements (Figure 7.49):


Figure 7.49 : Modifications du segment ST lors de la sortie de CEC (dérivations DII et V5). A : sus-décalage du segment ST secondaire à une embolie gazeuse coronarienne. B et C : normalisation progressive du segment ST au fur et à mesure de la fragmentation et de l'élimination des bulles. 
 
  • Embolies: bulles d'air (altérations transitoires), fragments athéromateux (particulièrement en cas de thrombendarterectomie). Augmenter la pression de perfusion coronarienne et l'effet inotrope de manière à fragmenter et éliminer l'air; les embolies athéromateuses ont de fortes chances d'être définitives.
  • Problème technique avec un greffon, revascularisation incomplète; il faut retourner en CEC et refaire ou compléter les pontages; l’ETO est essentielle pour objectiver les altérations de la cinétique segmentaire (Vidéos).
  • Infarcissement, le plus souvent secondaire à une thrombendarectomie.
  • Spasme artériel (artère mammaire sur l'IVA); le traitement est une perfusion de diltiazem.


    Vidéo: Akinésie antéro-septo-apicale en vue mi-oesophagienne 4 cavités (septum, région antéro-apicale et paroi latérale).


    Vidéo: Akinésie antéro-septo-apicale (même cas) en vue mi-oesophagienne 2-cavités 90° (paroi inférieure, apex et paroi antérieure).


    Vidéo: Akinésie antéro-septo-apicale (même cas) en vue mi-oesophagienne long-axe 120° (paroi postérieure, apex et paroi antéro-septale).


    Vidéo: Akinésie des zones médio-ventriculaire et apicale du VG (vue 4-cavités 0°) entraînant un choc cardiogène et la pose d'une assistance ventriculaire; le VG est dilaté et sa fonction très réduite, seule la partie basale est contractile.


    Vidéo: Akinésie de la paroi antérieure en vue mi-oesophagienne 2-cavités 90°.
Un sous-décalage ST indique plutôt une souffrance sous-endocardique; il commande l'augmentation de la pression de perfusion (nor-adrénaline) et l'administration de dérivés nitrés.
 
Après la mise en charge mais avant la décanulation, on procède volontiers à une période de 15-20 minutes d'hémofiltration, qui consiste à interposer dans le circuit de CEC un appareil constitué de fibres semi-perméables micropores contenues dans un cylindre. Ce système filtre l'eau, les électrolytes et les protéines les plus petites (voir Hémofiltration). Il permet de soustraire du volume hydrique jusqu'à 180 mL par minute (4-5 L H2O par heure) pour un débit de 500 mL/min. Les plaquettes, l'albumine et les facteurs de coagulation sont conservés, alors que les médiateurs inflammatoires hydrosolubles (TNF, IL-6, IL-8, IL-10) et le complément (C3a, C5a) sont éliminés avec l’hémofiltrat qui est rejeté. L'héparine est partiellement filtrée [5].
 
L'utilisation préemptive judicieuse des catécholamines, qui sont débutées assez tôt (mais pas avant le déclampage de l'aorte), permet d'atteindre leur taux thérapeutique au moment de la mise en charge. Il est possible de sortir de pompe sans amines si la fonction ventriculaire est bonne (contrôle ETO), la PA normale et le rythme régulier, mais la situation est très évolutive (diminution progressive de la fonction jusqu’à la 6ème heure post-CEC) et le besoin inotrope doit être réévalué en permanence. Il ne faut à aucun prix laisser s’installer une dysfonction ventriculaire et un bas débit cardiaque. Cependant, les agents inotropes doivent utilisés avec parcimonie, aux taux et pour la durée les plus faibles nécessaires à maintenir un débit normal. En cas d’hypotension réfractaire (PAsyst < 80 mmHg), de bas débit (IC < 1.5 L/min/m2), de dilatation ventriculaire (ETO), d’IM majeure nouvelle, de SvO2 < 55% malgré une thérapeutique maximale, on retourne en CEC pour assistance circulatoire, correction chirurgicale éventuelle et mise en place d’une contre-pulsion intra-aortique (CPIA), d’une ECMO ou d’une assistance ventriculaire.
 
 
 
 Mise en charge
Frein progressif au retour veineux vers le réservoir de CEC et diminution simultanée du débit de pompe
Plus la fonction ventriculaire est affaiblie, plus la mise en charge doit être lente et procéder par paliers. Soutien en assistance autant que nécessaire
Surveillance particulière : PAM, VS (Swan-Ganz, PiCCO), PAP, SpO2, SvO2, ETO
Evaluation de la fonction et du volume ventriculaires dans le champ opératoire (VD), à l’ETO (VG) et par la courbe artérielle (l’artère radiale peut être tamponnée par vasoconstriction, l’artère fémorale est plus fiable). 
Ajustement continu du soutien inotrope aux besoins fonctionnels.


© CHASSOT PG, GRONCHI F, Avril 2008, dernière mise à jour, Septembre 2019
 

Références
 
  1. BOUCHARD-DECHÊNE V, COUTURE P, SU A, et al. Risk factors for radial-to-femoral artery pressure gradient in patients undergoing cardiac surgery with cardiopulmonary bypass. J Cardiothorac Vasc Anesth 2018; 32:692-8
  2. DENAULT AY, BUSSIERES J, CARRIER M, et al. The importante of difficult separation from cardiopulmonary bypass: the Montreal and Quebec Heart Institute experience. Exp Clin Cardiol 2006; 11:37
  3. DENAULT AY, DESCHAMPS A, COUTURE P. Intraoperative hemodynamic instability during and after separation from cardiopulmonary bypass. Semin Cardiothorac Vasc Anesth 2010; 14:165-82
  4. FUDA G, DENAULT A, DESCHAMPS A, et al. Risks factors involved in central-to-radial arterial pressure gradient during     cardiac surgery. Anesth Analg 2016; 122: 624-32
  5. SEARLES B, DARLING E. Ultrafiltration in cardiac surhery. In: MONGERO LB, BECK JR (eds). On bypass. Advanced     perfusion techniques. Totowa (NJ, USA): Humana Press 2010, 193-210