28.2.4 Impact clinique de la transfusion

Les premières études à avoir évalué l’impact de la transfusion sur le devenir des patients se sont déroulées en soins intensifs. Dans l’étude européenne qui porte sur 3'534 patients suivis prospectivement pendant 28 jours (étude ABC), le taux de transfusion moyen est de 37%, mais de 73% chez ceux qui séjournent plus d'une semaine en soins intensifs [17]. Le seuil de transfusion est de 84 g/L Hb. Sur 1'032 patients répartis en deux groupes de 516, appariés pour leur pathologie et leur état clinique, on a mis en évidence une différence de mortalité significative: 18.5% pour les patients transfusés et 10.1% pour les non-transfusés (p < 0.001). L'anémie de ces malades justifiant la transfusion est en partie iatrogène, puisque les prélèvements sanguins représentent une perte de 41-85 mL par jour.
 
La deuxième étude porte sur 4'892 patients de soins intensifs aux Etats-Unis (étude CRIT) [3]. Le taux de transfusion dans l'ensemble des patients est de 44% et le seuil de transfusion est de 86 g/L Hb. Les indications à la transfusion sont: une Hb basse (90%), une hémorragie (24%), une hypotension (21%) ou une intervention chirurgicale (19%), chaque transfusion pouvant être justifiée par plusieurs motifs. La transfusion est directement associée à une augmentation de la mortalité lorsque les patients sont répartis en groupes appariés pour la pathologie et le pronostic; les malades transfusés ont 1.65 fois plus de chance de décéder (Figure 28.4). De plus, cet effet est directement lié au nombre de poches de sang administrées.


 
Figure 28.4 : Courbes de Kaplan-Meyer pour la mortalité des groupes de patients transfusés et non transfusés dans l'étude CRIT; la durée est en jours de soins intensifs [3].
 
Dans une troisième étude portant sur un ensemble de 15'534 polytraumatisés, les 1'703 patients transfusés ont une mortalité trois fois plus élevée que ceux qui ne le sont pas (odds ratio 2.83), après stratification par degré d'état de choc selon le taux de lactate à l'admission, le déficit de base, le degré d'anémie et la sévérité du choc [9]. Là aussi, la transfusion est un prédicteur de la durée de séjour en soins intensifs (OR 3.27) et à l'hôpital (OR 4.37). Dans les syndromes coronarien aigus, la transfusion aggrave très nettement le pronostic: mortalité 8.0% chez les transfusés et 3.1% chez les non-transfusés, taux d'infarctus 25% et 8% respectivement; cette association est claire lorsque l'Ht est supérieur à 30%, mais elle disparaît lorsque l'Ht le plus bas est inférieur à 25% [14].
 
Ces études prospectives et contrôlées démontrent clairement que la transfusion sanguine est en elle-même un facteur d'aggravation du pronostic des patients qui sont dans un état critique, particulièrement s’ils sont modérément anémiques. Une étude observationnelle portant sur 3'147 patients apporte une note discordante, car elle suggère que la transfusion peut améliorer la survie à court terme (p = 0.004) [18] ; mais dans cette étude, les patients transfusés ont des scores de gravité plus importants à l’admission et tous ont subi des épisodes septiques.
 
Chirurgie cardiaque
 
En chirurgie cardiaque, une analyse comparative de la survie des patients qui reçoivent 1-2 poches de sang par rapport à ceux qui ne sont pas transfusés dans un collectif de 3'254 cas démontre une augmentation globale de la mortalité de 16% chez les transfusés ; le risque de décès est multiplié 1.7 fois (hazard ratio 1.67) à 6 mois, mais n’est plus significatif à 5 ans (HR 1.06) (Figure 28.5) [16].




Figure 28.5 : Courbes de survie à 6 mois (A) et à 5 ans (B) de 3’254 patients après chirurgie cardiaque en CEC. Les patients transfusés (courbes brunes) souffrent d’une augmentation globale de mortalité de 16%; le risque de décès est particulièrement élevé pendant les 6 premiers mois (HR 1.67); il diminue progressivement avec les années [16].
 
Les "dommages collatéraux" de la transfusion semblent pourtant se retrouver sur le long terme. Dans une série de 1'915 patients de chirurgie cardiaque suivis à 5 ans, la transfusion (34% du collectif) a entraîné une augmentation de mortalité de 70% (risk ratio 1.7) sur le long terme, même après correction pour les comorbidités et les facteurs associés; en analyse multivariée, la transfusion reste un déterminant indépendant de la mortalité [4]. Une étude de suivi à 10 ans de 10'289 patients opérés de pontages aorto-coronariens a montré une réduction significative de la survie des malades transfusés proportionnelle au nombre de poches de sang reçues (Figure 28.6A) [7].


 
Figure 28.6 A : Effet des transfusions sur la mortalité postopératoire en chirurgie cardiaque. Réduction de la survie à 10 ans des patients transfusés proportionnellement au nombre de poches de sang reçues au cours de pontages aorto-coronariens [7]. 1: aucune transfusion (trait jaune). 2: transfusion de 3 unités (trait bleu). 3: transfusion de 6 unités ou plus (trait rouge).
 
Dans cette étude, le risque à long terme de 3 poches de sang est équivalent à celui d'une réopération, d'une maladie du tronc commun ou d'une fraction d'éjection basse; le risque de 6 unités de sang est le même que celui d'une insuffisance rénale ou d'une insuffisance ventriculaire. Une analyse du devenir à 7 ans de 8'724 patients a démontré une odds ratio respectivement de 3.38 et de 3.35 pour les infections et les complications ischémiques (infarctus, AVC, insuffisance rénale) chez les malades transfusés par rapport aux non-transfusés (Figure 28.6B) [11].


 
Figure 28.6 B : Effet des transfusions sur la mortalité postopératoire en chirurgie cardiaque. Augmentation de la mortalité après chirurgie cardiaque chez les malades transfusés par rapport à ceux qui de le sont pas. La différence survient essentiellement pendant les six premiers mois, mais les courbes continuent à diverger légèrement à long terme [11].
 
Cependant, ces observations ont souvent du mal à séparer les effets de la transfusion de ceux de l'anémie, des comorbidités et des complications chirurgicales, car la transfusion est en soi un marqueur de la gravité des cas [19]. De plus, elles concernent des malades qui ont reçu plusieurs poches de sang. D'autre part, elles datent d'une douzaine d'années, période à laquelle les globules rouges n'étaient pas systématiquement déleucocytés comme ils le sont actuellement dans les pays industrialisés. Ainsi, la comparaison de la transfusion de 1-2 poches de sang déleucocyté avec des groupes non-transfusés soigneusement appariés ne révèle plus d'impact sur la mortalité jusqu'à 7 ans après l'intervention (HR 1.03) [8]. L'analyse des causes de décès après pontages aorto-coronariens montre que la transfusion augmente certes le risque de mortalité, mais de manière mal dissociable des autres facteurs de risque postopératoire [12]. Si elle a un impact significatif, c'est essentiellement chez les malades qui ont pâti de complications après cardiochirurgie (HR 1.38) plutôt que chez ceux qui ont eu des suites simples (HR 1.16) [15]. Enfin, les études randomisées avec strict appariement en chirurgie cardiaque penchent en faveur d'un régime de transfusion plutôt libéral (HR pour la mortalité 0.70) alors que les simples études observationnelles en chirurgie noncardiaque sont plutôt favorables à un régime restrictif (HR 1.10) [13].
 
Chirurgie non-cardiaque
 
En chirurgie non-cardiaque, plusieurs études ont montré que la transfusion est associée à une augmentation de presque 30% de la morbi-mortalité à 30 jours (OR 1.29, étude portant sur 10'100 patients); la transfusion de 1 à 2 poches à cause d’un Ht < 30% accroît significativement le risque de complications septiques, infectieuses, pulmonaires et thrombo-emboliques (OR 1.43-1.87) [6]. L’analyse du registre de l’American College of Surgeons (125'223 patients) a fournit des données identiques, après ajustement pour les autres facteurs de risque : la transfusion d’une poche de concentré érythrocytaire augmente la mortalité (OR 1.32) et la morbidité (OR 1.23) à 30 jours ; l’effet augmente proportionnellement au nombre de poches (Figure 28.7) [1].


 
Figure 28.7 : Accroissement de la mortalité (courbe rouge) et de la morbidité (courbe violette) chez 125’223 patients de chirurgie générale en fonction du nombre de poches de sang transfusées. Les chiffres en ordonnée sont les odds ratio (OR). La transfusion d’une seule unité de sang (U) augmente déjà significativement les risques [1].
 
Dans une autre série observationnelle en 2 groupes appariés (propensity-matched) de 11'855 patients chacun, l’administration d’une seule poche de concentré érythrocytaire aggrave significativement la mortalité (+ 17%), la morbidité (+ 14%) et la durée du séjour hospitalier postopératoire (+ 15%) par rapport à l’absence de transfusion peropératoire [5].
 
En-dehors du domaine chirurgical, on remarque également une aggravation du pronostic par la transfusion sanguine. Ainsi après infarctus du myocarde, une méta-analyse comprenant 203'665 patients a démontré que la mortalité était plus lourde chez les malades transfusés par rapport à ceux qui n'avaient pas reçu de sang (18.2% vs 10.2%, RR 2.91), quelle que soit la valeur de l'hémoglobine; en valeur absolue, le risque de décès est augmenté de 12% et celui de récidive d'infarctus est doublé (RR 2.04) [2].
 
Il apparaît donc que la transfusion, même si elle corrige l'anémie, n'améliore ni la survie ni les risques postopératoires des patients hémodynamiquement stables souffrant d’anémie modérée. Au contraire, elle tend à augmenter la mortalité et la morbidité à court et à long terme [20]. Après ajustement pour les autres facteurs en cause, elle reste en général un facteur de risque indépendant, mais plus discret. Toutefois, les études récentes [8,10,12,13,15] donnent des résultats moins tranchés que celles datant d'une dizaine d'années, y compris dans la comparaison entre les régimes transfusionnels libéraux et les régimes restrictifs (voir Critères de transfusion).

 
Impact clinique de la transfusion
D’une manière générale, la transfusion érythrocytaire améliore le pronostic immédiat des patients sévèrement anémiques (Hb < 70 g/L) ou saignant massivement, mais elle péjore le pronostic à long terme (augmentation du risque infectieux, pulmonaire et immunitaire, augmentation moyenne de mortalité de 16%). Chez les malades modérément anémiques et hémodynamiquement stables, elle est un facteur aggravant du pronostic. Toutefois, il est souvent difficile de dissocier les effets de la transfusion de ceux de l'anémie, des comorbidités et des complications chirurgicales, car la transfusion est en soi un marqueur de la gravité des cas. Ainsi les travaux randomisés plus récents donnent des résultats plus ambigus que ceux datant d'une dizaine d'années.
 
La transfusion ne doit être prescrite que lorsqu’il est avéré que ses bénéfices sont supérieurs à ses risques, par exemple lorsque l'anémie est sévère ou l'hémodynamique instable (hémorragie aiguë).
 

© CHASSOT PG, MARCUCCI C, SPAHN DR. Juin 2011; dernière mise à jour, Novembre 2018
 
 
Références
 
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  2. CHATTERJEE S, WETTERSLEV J, SHARMA A, et al. Association of blood transfusion with increased mortality in myocardial infarction. JAMA Intern Med 2013; 173:132-9
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  8. KOSTER A, ZITTERMANN A, BÖRGERMANN J, et al. No significant association between the transfusion of small volumes of leucocyte-depleted red blood cells amd mortality over 7 years of follow-up in patients undergoing cardiac surgery: a propensity score matched analysis. Anesth Analg 2018; 126:1469-75
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  20. WHITLOCK EL, KIM H, AUERBACH AD. Harms associated with single unit perioperative transfusion: retrospective population-based analysis. BMJ 2015; 350;h3037