6.4.4 Guidage par ultrasons

La canulation des veines centrales selon les repères anatomiques (landmark technique) a un taux de succès de 60% à 95% selon les sites et l’expérience de l’opérateur. La visualisation directe des structures au moyen d’ultrasons (US) facilite grandement le repérage des vaisseaux et leur ponction. Pour la jugulaire interne, le taux de passage au premier essai augmente ainsi de 54% à 73% et le risque de ponction artérielle diminue de 8.4% à 4.2% chez les novices et à < 2% chez les opérateurs entraînés [12]. Le guidage par ultrasons réduit la durée du geste de la canulation, augmente le taux de réussite et diminue le taux de complications [139a].
 
Une sonde US munie d’un transducteur de haute fréquence (> 10 MHz) posée sur la peau assure une vision précise jusqu’à 4-5 cm de profondeur, ce qui est suffisant pour la plupart des vaisseaux. Pour des structures plus éloignées, on utilise une sonde de plus basse fréquence (5-7 MHz). Pour éviter toute interposition d’air, on utilise un gel de contact stérile sur la peau et dans la housse, et la surface de la sonde est collée sur la housse stérile dans laquelle elle est emballée. L’échographe doit être correctement réglé : gain, taille de l’image, distance focale, etc. Il va sans dire que l’opérateur doit avoir une bonne connaissance de l’anatomie vasculaire et de la technologie pour pouvoir utiliser correctement l’imagerie US et en déjouer les pièges (voir Chapitre 25 Principes physiques) [12]. La sonde est munie d’un petit ergot qui correspond à la partie droite de l’écran et qui doit être orienté vers la droite du patient ou en direction céphalique. Lors de repérage de la jugulaire interne, la droite de l’écran doit correspondre au côté droit du patient de manière à reproduire la vue depuis la tête en direction des pieds, qui est celle de l’opérateur. On le teste par une légère pression latérale sur le cou en observant de quel côté de l’écran celle-ci apparaît. Pour les autres sites de ponction, l’orientation est identique à celle de l’échocardiographie ou de la radiologie, où la gauche de l’écran correspond à la droite du patient, comme si ce dernier était vu de face.
 
Le repérage aux ultrasons est surtout utile pour la canulation de la veine jugulaire interne (JI). Il est plus facile de la localiser en commençant par une vue court-axe (perpendiculaire à l’axe anatomique de la veine). La JI apparaît comme une structure ovalaire aisément compressible, dont la cavité semble vide. La carotide est une structure ronde, plus petite et légèrement pulsatile, située plus en profondeur et du côté interne (Figure 6.14A). 
 


Figure 6.14A : Images ultrasonographiques de la veine jugulaire interne. 1: Vue échographique court-axe. 2: Vue long-axe [12]. C: carotide interne. JI: jugulaire interne.
 
En plaçant la coupe de la jugulaire au milieu de l’écran et en pivotant la sonde de 90°, la veine apparaît en long axe comme une structure longitudinale horizontale à l’écran, qui varie de taille avec la respiration et augmente de volume lors d’une manoeuvre de Valsalva [6]. Le Doppler couleur y démontre un flux systolo-diastolique continu de basse vélocité (échelle de couleur 20-30 cm/s). Le flux couleur dans la carotide est pulsatile, exclusivement systolique et de vélocité plus élevée (échelle de couleur ≥ 50 cm/s). Cet examen fait apparaître des anomalies inattendues de la jugulaire interne dans 8% des cas : taille très fine, localisation anormalement médiane ou anormalement latérale, thrombose (absence de flux Doppler, non-compressibilité) [3,9].
 
La première partie de l’examen ultrasonographique consiste à repérer le vaisseau, sa taille, son flux, sa situation anatomique  à l’endroit de ponction choisi (examen US statique) ; ceci est recommandé pour la jugulaire, mais peut être utile pour la sous-clavière ou la fémorale. On s'assure ainsi que le vaisseau est perméable, de bonne taille et anatomiquement bien placé (près de 10% des patients ont une anatomie veineuse anormale); l'incompressibilité du vaisseau traduit sa thrombose [7]. Après désinfection, champage et emballage stérile, la sonde d’US est manipulée de manière coordonnée à la ponction du vaisseau (examen US en temps réel) [4,7,12,14]. La technique procède en plusieurs temps. 
 
  • Pendant que la main dominante procède à la ponction, la main non-dominante maintient la sonde de manière à visualiser l’aiguille pénétrant la veine ; la pression exercée avec la sonde doit être modérée de manière à éviter de comprimer la veine. 
  • Avant de se focaliser sur l’écran, l’opérateur doit prendre soin de contrôler que le point et l’axe de ponction correspondent à l’anatomie du vaisseau (voir Figures 6.9 et 6.10). Pour la jugulaire interne, le point de ponction est sur le bord interne du sterno-cléido-mastoïdien et non à travers le muscle. L’aiguille est dirigée vers l'extérieur, vers le bas et vers le mamelon ipsilatéral ; l’angle avec la peau est d’environ 45°. Les ultrasons ne dispensent en aucun cas de diriger l'aiguille de manière à éviter la carotide.
  • L’attention de l’opérateur doit se porter ensuite sur l’écran et non plus sur les repères anatomiques externes habituels, ce qui demande un peu d’entraînement pour reconstruire mentalement en 3D ce que l’on regarde sur l’écran en 2D. On observe un certain collapsus puis un ressaut de la veine lorsque l’aiguille perfore la paroi antérieure. Comme il est facile de transpercer la JI de part en part, on peut aisément ponctionner la carotide après avoir traversé la jugulaire si l’aiguille est dirigée vers l’intérieur. Les ultrasons permettent d’évaluer précisément le degré de superposition de la jugulaire interne et de la carotide, donc d’orienter la direction de l’aiguille de manière à s’éloigner de l’artère.
  • En court-axe, le plan de coupe ultrasonographique est perpendiculaire au vaisseau, alors que celui de la ponction est dans un plan orthogonal ; l’aiguille n’est visible que dans la mesure où elle traverse le plan, idéalement à l’endroit où elle pénètre dans la jugulaire mais le plus souvent en amont de celui-ci. Dans cette vue, le point de ponction cutané doit se situer 1.5-2 cm en amont de la sonde US et l’aiguille doit être inclinée de 45° par rapport à la peau de manière à apparaître dans le plan de coupe ultrasonographique au niveau de la veine. 
  • En vue long-axe, le plan de coupe est parallèle au vaisseau et à l'axe de l'aiguille. Dans la mesure où l'on parvient à maintenir l'aiguille dans le plan de coupe, qui est très étroit, on peut suivre celle-ci sur tout son trajet; on visualise sa pénétration dans la jugulaire, et on démontre son emplacement à l'intérieur de la lumière vasculaire [9]. L'extrémité de l'aiguille au moment de son entrée dans la jugulaire est plus fréquemment visible en long-axe qu'en court-axe (62% versus 23%), et le taux de redirection est plus faible (Figure 6.14B) [11,13]. 
  • La visualisation constante de l'aiguille en long-axe, notamment quand elle pénètre la veine, est particulièrement importante lorsque le risque majeur est de franchir la paroi postérieure du vaisseau et d'entrer dans l'artère [7].  
  • Dès que l’aiguille paraît être au milieu de la lumière du vaisseau, on aspire sur la seringue pour le contrôler : le sang est foncé, la pression est basse et l’aspiration ne présente aucune résistance. 
  • La position du mandrin à l’intérieur de la veine est confirmée par les ultrasons en vue long axe et court axe à la base du cou avant de descendre le cathéter. 
 

Figure 6.14B : Ultrasons et ponction de la veine jugulaire interne. 1: Positions schématiques de la veine jugulaire interne (JI) et de la carotide (C); les pourcentages représentent la fréquence de la position des deux vaisseaux au niveau mésocervical où se fait habituellement la ponction. La position de la JI antérieure à la carotide est normale dans la partie haute du cou et la position latérale normale dans sa partie basse; la position est intermédiaire au sommet du triangle. Plus on descend, plus la jugulaire s’éloigne de la carotide. Le trait jaune indique la direction de ponction pour éviter la carotide. 2: Ponction sous ultrasons. En court-axe, l’aiguille n’est pas dans le plan ultrasonographique; son axe lui est perpendiculaire. Elle n’apparaît que lorsque son trajet coupe le plan, idéalement lorsqu’elle pénètre la paroi antérieure du vaisseau. Dans le schéma, elle coupe le plan en amont du point où elle comprime le vaisseau. En vue long-axe, au contraire, le plan de coupe est parallèle au vaisseau et à l'axe de l’aiguille que l'on peut suivre sur tout son trajet; on visualise sa pénétration dans la jugulaire et on peut démontrer son emplacement dans la lumière vasculaire. 
 
Pour la jugulaire interne, cette manière de procéder diminue le taux d’échec (relative risk RR 0.14) et de complications (RR 0.43) ; le taux de ponction carotidienne passe de 10.6% à 2% et celui de pneumothorax de 2.4% à 0% ; la ponction sous contrôle d’US accélère la procédure et augmente le taux de réussite au premier essai (RR 0.59) [5]. Ceci est très bénéfique parce que le taux de complications augmente avec le nombre d’essais par le même opérateur [8]. Le guidage par ultrasons est donc une recommandation pour la canulation en jugulaire interne.
 
Pour la veine sous-clavière, l’utilisation de la sonde d’ultrasons est plus malaisée, parce que la fenêtre est limitée par les côtes et parce que l’air contenu dans le poumon bloque les US. L’apport de la technique est nettement moindre que pour les vaisseaux du cou, parce que les repères anatomiques sont beaucoup plus consistants. Elle est surtout indiquée dans les extrêmes de poids, après chirurgie thoracique, et après radiothérapie ou ponction préalable [12].
 
La ponction guidée par ultrason demande un apprentissage et une bonne expérience pour devenir aisée. Bien qu’elle puisse apparaître comme une solution de facilité, elle n’est pas en contradiction avec les techniques habituelles de repérage anatomique externe. Au contraire, elle est un extraordinaire moyen de mieux comprendre ces dernières, de voir les effets d’une mauvaise installation (cou en hyperextension, tête trop tournée sur le côté), d’une palpation trop appuyée ou d’une modification des rapports anatomiques par les doigts de l’opérateur. Elle est également une technique prioritaire dans les ponctions difficiles (cous irradiés ou opérés, ponctions itératives, hématome, malades anticoagulés ou thrombocytopéniques, etc). Le guidage par US est une manière de confirmer la localisation anatomique de la veine et d’épauler la mise en place du cathéter, mais non un téléguidage de l’aiguille pour opérateurs ignorant l’anatomie. Il est extrêmement utile pour la jugulaire interne, où il fait l’objet d’une recommandation de haut degré d’évidence [1,7,10,12]. Son apport est moindre dans les autres localisations, où il est sert principalement à évaluer la perméabilité ou le remaniement anatomique du vaisseau en cas de pathologie locale (irradiation, trauma, canulations précédentes, etc) [2].
 
La technique ultrasonographique complique la manœuvre de canulation, crée un petit risque infectieux et en augmente le coût, sans pour autant la garantir contre toute complication: le taux de ponction carotidienne reste de 1-4% sous US [14]. Elle induit même un sentiment de fausse sécurité et d’impunité face à l’ignorance de l’anatomie. Le bénéfice des ultrasons est évident surtout chez les débutants et les maladroits ; il l’est beaucoup moins chez les opérateurs habiles et expérimentés. De toute manière, la ponction sous US réclame un enseignement et un entraînement corrects pour apprendre la coordination avec l’image bidimensionnelle et pour offrir les meilleurs atouts lors de la canulation [14]. Cette technique s'impose avec raison comme une routine dans les institutions qui peuvent en disposer. Elle est un moyen d’enseignement privilégié et une aide précieuse pour identifier la jugulaire interne et pour guider sa canulation, ou pour ponctionner les cas difficiles dans d'autres localisations anatomiques. Mais trop souvent elle se transforme en une espèce de jeu vidéo dans lequel le praticien, les yeux rivés sur un écran, tente de mettre un trait brillant à l'intérieur d'un ovale sombre sans faire le lien avec la réalité anatomique qui est sous ses doigts. Il est important d'éviter trois pièges dans lesquels on tomberait si l'on faisait une obligation déontologique de cette simple avancée technologique.
 
  • Perte d’un savoir-faire technique ; il est capital que l’anesthésiste conserve la capacité de placer une voie centrale rapidement et sans assistance dans des situations d’urgence comme la réanimation ou le déchocage.
  • Dépendance extrême vis-à-vis d’un instrument qui peut être indisponible, absent ou en panne.
  • Accusation potentielle de négligence pour tous ceux qui ne disposent pas de l’appareillage ou dont l’institution n’a pas les moyens de l’acquérir. Ce qui peut être une règle dans les pays riches ne peut pas être imposé aux pays non-industrialisés qui sont dans l'impossibilité d'accéder à ce niveau de technologie.
Les données actuelles suggèrent de recommander formellement l’utilisation des US pour la jugulaire interne, mais elles sont insuffisantes pour en faire un standard dans la canulation des autres vaisseaux [2,14]. Elles ne suggèrent pas d'oublier l'anatomie ni de perdre une performance précieuse au nom d'une simple technicité supplémentaire.
 
 
Ponction veineuse centrale : guidage par ultrasons (US)
Pour la ponction jugulaire interne, le guidage par US transcutanés diminue le taux d’échec, accélère la procédure et réduit le taux de ponction artérielle ou de pneumothorax. Par contre, son apport est plus limité lors de ponction sous-clavière ou fémorale. Il est donc recommandé que les cliniciens maîtrisant la technique l’utilisent pour la canulation en jugulaire interne ou pour les situations à haut risque, mais cette recommandation ne peut pas être imposée dans les autres localisations.


© CHASSOT PG  Août 2010, dernière mise à jour Août 2017
 
 
Références
 
  1. BODENHAM A, BABU S, BENNETT J, et al. Association of Anesthetists of Great Britain and Ireland. Safe vascular access 2016. Anaesthesia 2016; 71:573-85
  2. BRASS P, HELLMICH M, KOLODZIEJ L, et al. Ultrasound guidance versus anatomical landmarks for subclavian or femoral vein catheterization. Cochrane Database Syst Rev 2015; 1:CD011447
  3. DENYS BG, URETSKY BF, REDDY PS. Ultrasound-assisted canulation of the internal jugular vein: a prospective comparison of the external landmark –guided technique. Circulation 1993; 87:1557-62
  4. FELLER-KOPMAN D. Ultrasound-guided internal jugular access: a proposed standardized approach and implications for training and practice. Chest 2007; 132:302-9
  5. HIND D, CALVERT N, McWILLIAMS R, et al. Ultrasonic locating devices for central venous canulation: a meta-analysis. BMJ 2003; 327:361
  6. KUMAR A, CHUAN A. Ultrasound guided vascular access: efficacy and safety. Best Pract Res Clin Anaesthesiol 2009; 23:299-311
  7. LAMPERTI M, BODENHAM AR, PITTIRUTI M, et al. International evidence-based recommendations on ultrasound-guided vascular access. Intensive Care Med 2012; 38:1105-17
  8. McGEE DC, GOULD MK. Preventing complications of central venous catheterization. N Engl J Med 2003; 348:1123-33
  9. REUSZ G, CSOMOS A. The role of ultrasound guidance for vascular access. Curr Opin Anesthesiol 2015; 28:710-6
  10. SULEK CA, GRAVENSTEIN N, BLACKSHEAR RH, et al. Head rotation during internal jugular vein canulation and the risk of carotid artery puncture. Anesth Analg 1996; 82:125-8
  11. STONE MB, MOON C, SUTIJONO D, BLAIVAS M. Needle tip visulaization during ultrasound-guided vascular access: short-axis vs long-axis approach. Am J Emerg Med 2010; 28:343-7
  12. TROIANOS CA, HARTMAN GS, GLAS KE, et al. Guidelines for performing ultrasound-guided vascular cannulation: Recommendations of the American Society of Echocardiography and the Society of Cardiovascular Anesthesiologists. Anesth Analg 2012; 114:46-79
  13. VOGEL JA; HAUKOOS JS, ERICKSON CL, et al. Is long-axis view superior to short-axis view in ultrasound-guided central venous catheterization ? Crit Care Med 2015; 43:832-9
  14. WEINER MM, GELDARD P, MITTNACHT AJC. Ultrasound-guided vascular access: A comprehensive review. J Cardiothorac Vasc Anesth 2013; 27:345-60