4.1.2 Caractéristiques de l'anesthésie cardiaque

Les patients
 
Par définition, les patients de chirurgie cardiaque souffrent d'une cardiopathie sévère: ischémie coronarienne, valvulopathie, dysfonction ventriculaire ou maladie congénitale. Ils sont classés le plus souvent dans les catégories ASA III ou IV. Leur fragilité est telle que la majeure partie d'entre eux serait récusée pour une intervention de chirurgie générale. Ils nécessitent donc une prise en charge conséquente et un monitorage invasif. Leur état se caractérise essentiellement par trois éléments.
 
  • Dépendance étroite d'un équilibre hémodynamique particulier entre la précharge, la postcharge, la fréquence cardiaque et la contractilité myocardique;
  • Couplage serré avec la stimulation sympathique, qui peut être bénéfique (insuffisance cardiaque) ou dangereuse (ischémie coronarienne);
  • Perte de la faculté d'adaptation aux variations hémodynamiques (volémie, résistances artérielles, inotropisme, pression intrathoracique, etc); la baisse de la fraction d'éjection en est un bon marqueur.
Alors que leur capacité fonctionnelle de base paraît encore satisfaisante, ces malades précaires ont perdu toute réserve, parce que leur capacité fonctionnelle maximale s'est effondrée (Figure 4.1) [1]. 
 

Figure 4.1: Evolution de la réserve fonctionnelle en rapport avec l'âge. L'âge est un exemple typique de la réduction progressive de la réserve fonctionnelle lorsque s'installe une fragilité hémodynamique. La capacité basale est peu altérée, mais la capacité fonctionnelle maximale est dramatiquement réduite; les patients ont perdu toute faculté d'adaptation aux variations des conditions de charge ou à l'effet inotrope négatif des agents d'anesthésie [d'après référence 1].
 
Les patients cardiopathes ne peuvent plus compenser la moindre altération de leurs conditions hémodynamiques. On peut réaliser une chirurgie majeure chez ces patients avec un taux de succès élevé, à la condition que leur homéostase soit rigoureusement maintenue. L'anesthésie, la chirurgie et la circulation extra-corporelle (CEC) doivent se dérouler sans le moindre à-coup. Comme chez les personnes âgées, le plus petit incident entraîne immédiatement des complications majeures.  
 
Intervenir sur le cœur fait que l'on prend en charge deux patients différents avant et après la CEC, car les conditions hémodynamiques sont profondément modifiées par le geste chirurgical. La correction de la cardiopathie peut avoir des retombées immédiates variables.
 
  • Effet immédiat bénéfique: court-circuit d'une sténose coronarienne proximale serrée et rétablissement du flux myocardique distal, normalisation de la postcharge après remplacement valvulaire pour sténose aortique, par exemple;
  • Aggravation des conditions de travail ventriculaire: après la correction d'une insuffisance mitrale, par exemple, le VG passe d'une situation à précharge élevée et postcharge basse, bien tolérée, à celle d'une restriction au remplissage et d'une augmentation de la postcharge, qui est mal supportée. 
De plus, la CEC, la cardioplégie, le syndrome inflammatoire systémique et les manipulations subies par le cœur tendent à diminuer momentanément les performances du myocarde. Après une poussée catécholaminergique passagère au sortir de CEC, la fonction systolo-diastolique diminue et atteint son nadir entre la 4ème et la 6ème heures postopératoires, puis récupère progressivement jusqu'à 24 heures (voir Insuffisance ventriculaire post-CEC) [2]. Il faudra donc adapter l'anesthésie à ces variations de la performance myocardique (Figure 4.2).


Figure 4.2: Evolution de la fonction cardiaque après pontage aorto-coronarien en CEC [d'après référence 2]. Cette courbe est construite à partir de plusieurs références; pour cette raison, la performance myocardique, évaluée de manière différente et à des temps différents selon les études, n'est pas exprimée en unités mais en pourcentage de la valeur préopératoire.
 
Les principaux facteurs de risque qui péjorent le pronostic de la chirurgie cardiaque sont nombreux (voir Chapitre 3 Facteurs de risque préopératoires).
 
  • Choc cardiogène ;
  • Insuffisance ventriculaire (FE < 0.3) ;
  • Dysfonction rénale (créatinine 120-200 μmol/L, clairance de la créatinine 50-80 mL/min) ou insuffisance rénale (créatinine > 200 μmol/L, clairance de la créatinine < 50 mL/min) ;
  • Age (> 75 ans) ;
  • Opération en urgence, réopération ;
  • Opération combinée (PAC + opération valvulaire), opération complexe ;
  • Sténose sévère du tronc commun, lésions tritronculaires, angor instable ;
  • Status polyvasculaire ;
  • Diabète (glycémie > 10 mmol/L) ;
  • Sexe féminin.
L’évaluation préopératoire et les indices de risque pour la chirurgie cardiaque sont développés en détail au Chapitre 3 (voir Evaluation préopératoire en chirurgie cardiaque, Indices de risque).
 
L'anesthésie
 
L’anesthésie cardiaque a ceci de particulier qu’elle exige une bonne connaissance des cardiopathies, de l’acte chirurgical et de la circulation extra-corporelle pour pouvoir être efficace. La collaboration avec le chirurgien est plus étroite que dans les autres disciplines ; dans la chirurgie à cœur battant, cette collaboration est même la clef du succès de l’intervention. En contrepartie, l’anesthésiste ressent clairement que ses préoccupations concernant l’hémodynamique sont entièrement partagées par l’opérateur. Ces vingt-cinq dernières années, cette coopération s’est étendue aussi à la cardiologie, notamment grâce à l’échocardiographie peropératoire. Ainsi, l’anesthésiste se trouve au sein d’une réelle activité pluridisciplinaire et assume peu à peu un rôle d'interniste-consultant en salle d'opération. Il ne faudra donc pas s’étonner de trouver beaucoup de données relevant de la chirurgie et de la cardiologie dans cet ouvrage. 
 
Une autre caractéristique de la chirurgie cardiaque est d’intervenir sur la pompe centrale de l’organisme, et souvent de l’arrêter momentanément, alors que les autres organes sont parfaitement fonctionnels et ont une espérance de vie normale. Ce fait implique de faire preuve de beaucoup d’opiniâtreté en cas de défaillance myocardique ou d’arythmies malignes, car le potentiel de récupération de l’individu peut rester intact tant que la perfusion est artificiellement assurée. Le fait d’être confronté à l’adversité n’est pas une raison pour baisser les bras : dans la situation aiguë de la salle d’opération, peu de critères permettent de décider ex abrupto qu’une situation est dépassée. Tous les centres de chirurgie cardiaque ont connu des cas de défaillance myocardique aiguë ou de fibrillation ventriculaire itérative jugés perdus qui ont parfaitement récupéré après quelques jours d’assistance circulatoire ou plusieurs dizaines de défibrillations. Une myocardite virale aiguë peut tuer en trois jours, alors que quelques semaines d’assistance ventriculaire permettent une récupération suffisante pour assurer une survie normale. La persévérance et la ténacité sont donc des facteurs essentiels dans la prise en charge de ces malades et dans le succès de l'opération.
 
La chirurgie
 
En chirurgie cardiaque, les périodes de stimulation sympathique et/ou douloureuse alternent avec des périodes très calmes. Les principaux épisodes de stimulation sont les suivants.
 
  • Intubation endotrachéale (stimulation sympathique);
  • Désinfection (stimulation par la solution froide sur la peau);
  • Incision cutanée (stimulation douloureuse);
  • Incision et écartement du sternum (stimulation douloureuse);
  • Dissection péri-aortique et canulations (stimulation sympathique, arythmies);
  • Refroidissement en CEC (stimulation sympathique);
  • Réchauffement (réveil);
  • Sortie de CEC (stimulation sympathique);
  • Relâchement de l'écarteur sternal (stimulation douloureuse);
  • Pose des drains (stimulation douloureuse);
  • Pose des fils métalliques sternaux (stimulation douloureuse);
  • Mise au lit (changement brusque de position, risque de réveil).
Pour maintenir la stabilité hémodynamique et freiner la poussée hypertensive associée à la tachycardie, les moments de stimulation sont gérés par approfondissement de l'anesthésie (stimulation sympathique) ou de l'analgésie (stimulation douloureuse). A d'autres moments, comme lors de la canulation et de la décanulation aortique, il est au contraire recommandé de maintenir un certain degré d'hypotension artérielle (PAM 50-60 mmHg).
 
La chirurgie cardiaque évolue actuellement dans plusieurs directions différentes [3].
 
  • Le vieillissement de la population et la tendance à prendre en charge des patients de plus en plus lourds nécessitent une technologie complexe et des investissements importants. Reculer les limites du faisable peut être fascinant pour les médecins et nécessaire aux progrès de la médecine. Cependant l'énergie et les dépenses qui y sont investies laissent parfois planer un doute sur leur pertinence en terme de santé publique.
  • Les avancées technologiques et le manque de donneurs d’organes ont poussé à utiliser de plus en plus fréquemment des systèmes d'assistance ventriculaire à moyen et à long terme.
  • Les succès de la cardiologie invasive ne laissent au chirurgien que les échecs des dilatations et les patients coronariens les plus gravement atteints parce qu'au-delà des possibilités techniques de la PCI (Percutaneous coronary intervention). 
  • Depuis quelques années, la possibilité de créer un circuit rapide (Fast-track anaesthesia) pour les patients qui subissent une intervention bien codifiée et peu invasive permet de réduire l’équipement et la durée de la ventilation mécanique postopératoire, et d’appliquer des techniques nouvelles comme l’anesthésie loco-régionale. Le but est d'offrir les mêmes prestations tout en réduisant les investissements et la durée des séjours hospitaliers.
  • Dans la même optique, les endoprothèses vasculaires aortiques, l'implantation valvulaire endocavitaire (TAVI: transcatheter aortic valve implantation) ou la plastie mitrale percutanée (Mitraclip™) visent à simplifier la prise en charge et à offrir des thérapeutiques minimalement invasives à des malades dont la mortalité en CEC serait excessive (les interventions sans CEC sont traitées dans le Chapitre 10 Chirurgie à cœur battant).
Ces nouvelles voies de développement sont autant de défis pour l'anesthésiste, mais elles lui offrent d'innombrables possibilités de s'investir dans des domaines qui lui sont inconnus et dans lesquels ses connaissances hémodynamiques et ses prestations échocardiographiques deviennent capitales pour la réussite de l'entreprise. De simple service de soutien, l'anesthésie acquière ainsi un nouveau rôle dans la thérapeutique.
 
 
Caractéristiques de l'anesthésie cardiaque
Les patients de chirurgie cardiaque sont hémodynamiquement fragiles, dépendent de conditions circulatoires précises et sont dépourvus de toute capacité de réserve fonctionnelle. Ceci oblige à maintenir très rigoureusement leur équilibre hémodynamique. Le succès des interventions n'est garanti qu'en l'absence de tout incident. 
 
Le malade endormi en début d'intervention est dans une situation très différente de celle qui sera la sienne après la correction chirurgicale en sortant de circulation extra-corporelle. Une fois le problème cardiaque résolu, la capacité de récupération de l'organisme est conservée, car seule la pompe d'alimentation centrale est déficiente. De ce fait, il est capital de faire preuve de beaucoup de ténacité dans la réanimation cardiaque peropératoire.
 
La double tendance à opérer des cas de plus en plus lourds et à réduire l'invasivité chirurgicale réclame de l'anesthésiste des cométences accrues en cardiologie et en chirurgie cardiaque.


© CHASSOT PG, BETTEX D, MARCUCCI C, Septembre 2010, dernière mise à jour, Décembre 2018
 
 
Références
 
  1. COOK DJ, ROOKE GA. Priorities in perioperative geriatrics. Anesth Analg 2003; 96:1823-36
  2. ROYSTER RL. Myocardial dysfunction following cardiopulmonary bypass: Recovery patterns, predictors of inotropic needs,     theoretical concepts of inotropic administration. J Cardiothorac Vasc Anesth 1993; 7(Suppl 2):19-25 
  3. SHEMIN RJ. The future of cardiovascular surgery. Circulation 2016; 133:2712-5